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Genève: un lieu pour la paix




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Plaque commémorative  
Dévoilement de la plaque de Ludwig Quidde, le 18 mars 2005 à Genève (document Acrobat Reader).



Survol de sa vie  
23 mars 1858 naissance à Brême
1876 maturité au Collège de Brême
1877-1881 études d’histoire, de philosophie et de sciences économiques aux universités de Strasbourg
et Göttingen
1881 doctorat en philosophie
dès 1881collaboration à l’édition des actes du Reichstag, à la fin du Moyen Age
1882 mariage avec Margarethe Jakobson
1882-1886 domicilié à Francfort
1886-1889 domicilié à Königsberg
1889 fondation de la Deutsche Zeitschrift für Geschichtswissenschaft
1889 directeur de l’édition des dossiers du Reichstag
1890-1892professeur d’histoire, en tant que directeur de l’Institut historique royal de Prusse à Rome
1891 naissance de Charlotte Kleinschmidt
1892 retour à Munich
dès 1893 membre de la Deutsche Volkspartei
1894 publication du Caligula boycotté par la plupart de ses collègues
1894 membre de la Société allemande de la paix, coéditeur et mécène de la Münchener Freie Presse
1896 condamné à trois mois de prison, Stadelheim
à Munich, pour crime de lèse-majesté
dès 1899militant pacifiste
vice-président du Bureau international de la paix
artisan du rapprochement germano-français
membre du Gemeindekollegium de Munich
1900-1910
1907 membre de l’Union interparlementaire
1907-1919 élu au parlement de Bavière
1914-1929 président de la Société allemande de la paix
1914-1918 nombreux efforts en faveur de la paix
20 janvier 1916 naissance de sa fille unique: Charlotte Kleinschmidt
1918vice-président du parlement provisoire de Bavière
1919élu à l’assemblée nationale, à Weimar
1921fondateur et président du cartel allemand de la paix
1922-1927 efforts pour un rapprochement germano-français
1924lutte contre le réarmement clandestin de l’Allemagne
1927 prix Nobel de la paix, avec Ferdinand Buisson
1930 démission du Deutsche Demokratische Partei
1931 démission de la Société allemande de la paix
1930-1933 organisation de la Conférence des Balkans
18 mars 1933 exil-asile à Genève
destitué de la direction de l’édition des dossiers du Reichstag
1935 fondation du Comité de secours aux pacifistes exilés
1935-1940nombreuses publications et participation aux Congrès de la paix
1940 déchu de la nationalité allemande
25 avril 1940 mort de Margarethe Quidde
5 mars 1941 décès à Genève
1974 décès de Charlotte Kleinschmidt, mère.

Les années genevoises  

LES ANNÉES D’EXIL À GENÈVE
1933 – 1941 [5]

par Torsten Quidde

Ludwig Quidde n’avait pas pu préparer sa fuite d’Allemagne, de sorte qu’il n’avait pas choisi le lieu de son refuge. Il est certain que Paris aurait pu être pris en considération, car le comte Harry Kessler, Hellmut von Gerlach et Arnold Freymuth s’y étaient déjà repliés, ou alors Prague qui avait accueilli un grand nombre de pacifistes persécutés.

Pourtant, Quidde se décida pour Genève, siège de la Société des Nations, qu’il connaissait bien grâce aux multiples séances du Bureau international de la paix (BIP) auxquelles il avait participé durant de longues années, en tant que vice-président. Son engagement pour les conférences balkaniques, dont l’organisa­tion était assurée par le BIP, et ses liens d’amitié avec Henri Golay, son directeur, le firent opter pour Genève. Ce choix fut aussi déterminé par le fait que le professeur Hans Wehberg y enseignait le droit international public à l’Institut universitaire de hautes études internationales ; il était aussi l’éditeur de la Friedens-Warte , le seul organe indépendant qui restât aux pacifis­tes germanophones après 1933. Appartenant à l’aile modérée du pacifisme, Hans Wehberg et Ludwig Quidde partageaient depuis longtemps des vues communes sur le plan national et interna­tional.

1. Difficultés matérielles

Néanmoins, le début de la vie d’exil à Genève fut marqué par de grandes difficultés pour Quidde qui était alors âgé de septante-cinq ans. Il était pratiquement sans le sou. Son espoir de surnager grâce aux honoraires d’articles pour la presse allait bientôt s’avérer irréaliste. On lui procura un poste de lecteur qui ne lui assurait qu’un tout petit revenu, tout à fait insuffisant pour survivre, de sorte que ses amis durent l’aider financièrement. [6] Après avoir vécu quelque temps dans une pension, il habita à Champel dans des conditions austères. Puis il changea plusieurs fois de domicile, avant de pouvoir enfin disposer – à partir de juillet 1938 – d’un petit et modeste appartement à l’avenue Blanc. Qu’il ait pu rester serein et résigné en dépit de cruelles privations, tout en assumant la “grandeur de son humanité”, n’allait pas forcément de soi. [7] Ce qu’il ressentit alors, il le confia à sa femme, quelques années plus tard, le 27 mars 1940 :

Je puis tout de même avouer que durant les premières années, j’ai dû affronter de telles difficultés que tu aurais pu penser qu’elles étaient insurmontables. Je n’en ai pas beaucoup parlé, mais je me suis dit que d’une manière ou d’une autre, ça devrait aller. [8]

Quidde dut éprouver comme un bienfait particulier que le Comité Nobel norvégien lui alloue une subvention mensuelle de deux cents francs. Il devait cette aide au secrétaire général de la Fonda­tion Nobel, le professeur Fritz Lang, auquel le liait une amitié née à l’époque des multiples rencontres internationales. Ce soutien lui indiqua en même temps la voie à suivre pour ses travaux futurs. C’est ainsi qu’il entreprit, avec autant de joie que de persévérance, des préparatifs d’envergure pour une œuvre majeure : Pazifismus im Weltkrieg 1914-1918 .

2. Comité de secours aux pacifistes exilés

Le travail fut le compagnon fidèle de Quidde, durant son exil. D’une part, il reprit ses activités courantes, interrompues à cause de sa fuite, telle que la rédaction d’articles. D’autre part, il assuma des tâches nouvelles, par exemple la recherche éprouvante des amis pacifistes ayant dû fuir comme lui à l’étranger pour échapper aux nazis. Cet engagement lui procura des occupations stimu­lantes.

Parallèlement, les pacifistes disséminés en raison des événements recherchaient le contact avec Ludwig Quidde, qui leur offrait un foyer intellectuel et des conseils, face à des situations indivi­duelles désespérées. L’exilé genevois constata que, contrairement aux personnes victimes de racisme ou de leurs opinions politiques qui pouvaient compter presque partout sur l’appui d’organisations générales d’entraide et d’organisations spécifiques, les “réfugiés pacifistes ne bénéficiaient pas de tels soutiens”. [9]

A part des aides ponctuelles apportées à quelques-uns d’entre eux, “la misère de nos combattants est indescriptible. Certains doivent endurer la faim”, déplorait-il. A la misère matérielle s’ajoutaient le déracinement et l’impossibilité de se trouver de nouveaux repères. C’est ainsi qu’il fut atterré par plusieurs suicides : son ami Arnold Freymuth et sa femme qui avaient fui à Paris, des combattants pour la paix tels que Dora Fabian et Mathilde Wurm, le pacifiste Karl Ludwig Krause, qui s’était réfugié en Suisse. Il eut beaucoup à faire pour répondre à des lettres pathétiques et pour rechercher des aides pratiques, par exemple en matière de passeports. Très vite après avoir lui-même arrangé tant bien que mal ses propres conditions de vie, il conçut un Fonds de secours alimenté grâce à un appel financier universel lancé pour soulager la misère toujours pressante des pacifistes exilés. Il fut finalement possible de créer ce fonds, en 1935, géré par un comité d’entraide de six membres et d’accompagner sa fondation d’un appel financier international. Mais, dans son rapport intitulé « Hilfe für Friedenskämpfer », [10] Quidde dut concéder que le total des dons n’atteignait pas 2000.– francs et que l’écho n’était guère encou­rageant. Le résultat d’un “voyage de mendiant” durant l’été 1937 en Angleterre fut carrément déprimant.

La demande qu’adressa Quidde au Comité Nobel, à Oslo, afin d’obtenir l’attribution du prix Nobel de la paix au Comité de secours aux pacifistes exilés peut être considérée comme un acte de désespoir. [11] Son souhait que le Fonds de secours soit sauvé par l’attribution d’une telle distinction fut déçu. Néanmoins, les dons versés au Fonds de secours contribuèrent à soutenir quelques-uns de ses amis pacifistes qui se trouvaient dans un complet dénue­ment ; ils leur ont donné le sentiment de ne pas être abandonnés, ce qui était peut-être aussi important. En effet, leur désarroi aboutit trop souvent, pour les plus âgés d’entre eux, à une issue fatale.

Quidde ne prélevait rien à des fins personnelles sur ce Fonds de secours. Tout au contraire ! Lorsqu’il reçut pour son quatre-vingtième anniversaire une importante somme à titre de don d’honneur de ses amis et admirateurs, il en mit spontanément la moitié à la disposition des pacifistes en exil. Il écrivit à sa femme :

Il serait moralement impossible de ne pas offrir quelque chose au Comité. Si tu devais être d’un avis contraire, c’est que tu ne te rendrais pas vraiment compte de la misère de beaucoup de nos compatriotes à l’étranger. [12]

Il s’intéressait tout particulièrement à un groupe d’environ trente pacifistes, qui avaient trouvé refuge à Prague et qu’il désignait lui-même comme étant ses “protégés praguois”. [13] Gerhart Seger en faisait partie ; après un temps de souffrances insupportables au camp de concentration d’Oranienburg, il avait réussi à fuir. Kurt Hiller, le fondateur du « Gruppe Revolutionärer Pazifisten », une aile radicale de la Société allemande de la paix, avait aussi enduré de terribles souffrances, de même que Vittorio Mungioli, le propre neveu de Ludwig Quidde.

Après l’Anschluss de l’Autriche en 1938, le séjour en Tchécoslo­vaquie devint de plus en plus dangereux. Quidde vit quelques possibilités, à partir de Genève, d’aider ceux qui étaient une nouvelle fois aux abois. Il arrangea leur départ vers d’autres pays : l’Angleterre, les Amériques. Il engageait son nom et ses multiples relations pour négocier leur émigration dans ces pays d’accueil. Il eut plus d’une fois la satisfaction de voir ses démarches aboutir. [14] Mais il n’avait pas l’habitude de s’en vanter.

La lettre qu’il reçut d’un protégé praguois lui aura sans doute fait chaud au cœur, lui qui souffrait aussi de l’exil. Il reproduisit cette lettre dans un message à sa femme, le 21 décembre 1938 :

Mais vous, vous ne cessez de vous soucier des autres. Vouloir vous remercier pour un tel dévouement me semble trop vain ; mieux vaut se taire en demeurant plein d’admiration et de considération. De mon côté, je ne pense pas avoir reculé devant le travail ni refusé les efforts, mais rien ne pouvait mieux contribuer au succès de mes démarches et avoir plus de valeur que la référence à votre nom vénéré. Vous savez que, durant la Guerre mondiale, à la Chambre des communes à Londres, on demanda au lord de l’Amirauté en quoi consistait la valeur de la flotte anglaise, qui restait inactive, à quai. Celui-ci répondit alors : “In being !” (c’est-à-dire par le seul fait d’exister). Eh bien, cela vaut pour vous. Acceptez que votre nom cautionne la démarche, et vous en avez assez fait. Entourez-vous de forces qui combattent selon votre esprit et qui suivent votre propre direction. Ainsi tout sera bien. Mais ménagez-vous, afin que nous puissions longtemps encore parler en votre nom.

3. Carl von Ossietzky et Fritz Küster

C’est dans ce contexte qu’il faut voir l’engagement de Quidde en faveur du journaliste Carl von Ossietzky, emprisonné et torturé par les nazis dans un camp de concentration. Des personnalités de renom, surtout des émigrés allemands, avaient pris l’initiative, en 1935, de suggérer que soit attribué le prix Nobel de la paix à cet homme courageux, rédacteur en chef de la revue Weltbühne et surtout profondément imprégné par l’idée de la paix. Cette initiative était liée, entre autres, aux noms de Thomas Mann, d’Albert Einstein et de la Britannique Jane Addams, prix Nobel de la paix. Elle fut coordonnée à Paris par Hellmut von Gerlach. [15]

Quidde prit lui-même l’initiative de suggérer Carl von Ossietzky lors du Congrès de la paix de Lugano, en 1935. En tant que prix Nobel lui-même, il était en droit de faire des propositions ; il formula donc cette suggestion en bonne et due forme. Mais il eut plus tard des doutes quant à la justesse de cette idée. [16]

Conjointement à la candidature d’Ossietzky, il demanda alors qu’on décerne la même distinction à Fritz Küster, combattant pour la paix, détenu dans un camp de concentration, son grandis­sime rival à la Société allemande de la paix. D’une part, il témoignait ainsi de sa largesse d’esprit et de sa grande humanité ; d’autre part, il manifestait par cette double proposition qu’il n’était pas sans réserve face à la candidature de Carl von Ossietsky, avec lequel il avait travaillé un certain temps lorsque ce dernier était secrétaire de la SAP en 1919. Une année plus tard, Carl von Ossietzky avait déjà démissionné de cette fonction, peut-être parce que ce journaliste entier et très motivé ne se satisfaisait pas d’une activité de secrétaire, occupation qui ne mettait pas en valeur toutes ses compétences. A cette époque, Quidde avait écrit à sa femme pour lui faire part de son mécontentement vis-à-vis d’Ossietzky, parce que ce dernier n’aurait pas publié certains numéros de leur périodique, dans les délais impartis. [17]

Jeune et dynamique, Ossietzky trouvait que la ligne de la Société de la paix était trop timorée, en particulier il réprouvait son “abstinence politique”. [18] Il ne pouvait s’identifier à ce cours trop modéré, et, très tôt, il affirma son appartenance à l’aile radicale du mouvement pacifiste, ce qui altéra la collaboration entre le président et son secrétaire. Néanmoins, Ossietzky était toujours resté fidèle à la cause de la paix, surtout dans son combat contre le réarmement clandestin. S’il y eut des blessures entre eux, elles s’étaient cicatrisées depuis longtemps.

La magnanimité dont Quidde fit preuve à l’égard d’un adversaire beaucoup plus virulent, Fritz Küster, apporte la preuve qu’il ne conservait aucun ressentiment envers Ossietzky. Les doutes qu’il manifesta à l’égard d’une attribution du prix Nobel de la paix provenaient de sa crainte que l’on puisse prendre cela pour un geste politique contre le régime national-socialiste, prise de position qu’on ne pouvait attendre de la part du Comité Nobel. Quidde estimait qu’une telle attribution à Ossietzky pouvait lui nuire plus que l’aider. Afin de lui éviter les tourments d’un camp de concentration, mieux valait susciter une intervention internatio­nale en passant, par exemple, par le truchement du gouvernement britannique. [19] A ses yeux, une telle démarche pourrait être plus efficace, mais il n’alla pas si loin et ne retira pas sa proposition. Il applaudit finalement lorsque le prix Nobel de la paix fut décerné à Carl von Ossietzky en 1937. Hélas, cette distinction n’allégea nullement son sort. Les craintes de Quidde étaient fondées !

4. Genève, la vie au quotidien

Du point de vue de sa santé, Quidde avait étonnamment bien sur­monté les changements fondamentaux de ses conditions d’exis­tence, les soucis qu’il se faisait pour sa femme Margarethe restée à Munich, et finalement le combat quotidien pour sa propre survie. C’est ainsi que, le 12 novembre 1937, il put rassurer sa femme. Son médecin venait de lui dire qu’il “pourrait rester longtemps encore actif”, [20] à moins que sa vessie ne lui joue un mauvais tour. Il ajoutait : “Je pense que je finirai probablement un jour sous une voiture”. En effet, il aimait se promener. Il ne s’accordait qu’une sorte de récréation à sa journée de travail , en marchant dans les parcs ou le long des rives du lac pour profiter du “beau paysage” et respirer le “bon air suisse”. Il organisait toujours ses sorties de telle façon qu’il puisse atteindre la poste la plus proche avant la dernière levée.

Au début de ses années d’exil à Genève, il ne recevait que de rares visites. Sa femme, à laquelle on avait retiré son passeport, ne pouvait venir le rejoindre. Ses amis, disséminés dans divers pays, étaient trop occupés par leurs propres problèmes de survie pour être en mesure de se rendre à Genève, sans parler du fait qu’ils n’en avaient tout simplement pas les moyens. Seule Hélène Stöcker, son ancienne “compagne d’armes”, lui rendit visite par deux fois. Son neveu, Vittorio Mungioli, est aussi venu le voir ; il se fit photographier avec lui sur les bords du lac de Genève. Quidde vivait très retiré, s’adonnant entièrement à ses travaux sur une modeste table dans une chambre sinistre.

Pourtant, son ami Hans Wehberg lui offrait parfois une excursion dans les montagnes environnantes, même jusqu’au Mont-Blanc. Il venait le chercher en voiture, ce que Quidde n’appréciait pas tellement, comme l’indique une lettre à sa femme :

Ces visites, je les apprécie ; cependant ce plaisir n’est pas complet car j’ai toujours peur de la voiture. On ne dépend pas seulement des précautions et de l’expérience du conducteur, mais aussi de l’in­conscience et des étourderies des autres. [21]

Mais ces sorties semblaient tout de même lui convenir, car Wehberg roulait à 40 km/h, et ne dépassait pas les 60 km/h sur les routes rectilignes et bien dégagées. [22]

Cet investissement automobile valait la peine, car au terme il y avait toujours une marche d’environ une demi-heure à la mon­tagne, qui lui offrait les panoramas impressionnants des Alpes. Wehberg, son cadet de dix-sept ans, admirait la condition phy­sique de son ami. Celui-ci avait vécu récemment une aventure au Salève où il avait été bloqué durant une nuit entière sans dom­mage pour sa santé, avant de regagner la plaine. Ces excursions ont évidemment été l’occasion d’intenses discussions. [23]

Hans Wehberg continuait à éditer avec passion Die Friedens-Warte . Il a certainement consulté Quidde, rédacteur avisé et auteur d’articles pour cette revue. Quidde, quant à lui, travaillait constamment sous la pression des délais et terminait bien souvent ses travaux à la toute dernière minute, de sorte qu’il était parfois bousculé et pressé par Wehberg, ce qui avait pour effet de l’agacer. Il écrivait d’ailleurs à sa femme :

Wehberg a une fâcheuse tendance à me critiquer ; par exemple, je viens de renvoyer à demain un rendez-vous que j’avais aujourd’hui avec lui, car j’ai besoin de tout mon temps pour le travail que je dois livrer. Lui, au téléphone : “C’est épouvantable, vous remettez tout au dernier moment et vous n’arrivez jamais à être prêt à temps”. [24]

Quidde surnommait Wehberg “mon commissaire à la pru­dence”. [25] Mais cela ne nuisait en rien à leur amitié fondée sur des affinités et des intérêts communs. Quidde était d’ailleurs rede­vable de bon nombre d’invitations au domicile de Wehberg, au bord du lac. “Voyager était le seul luxe que se permettait Quidde”, [26] notait Wehberg. Il participait à des congrès et des séances de comité, en France, en Belgique et en Angleterre. Il menait des recherches historiques à Vienne. Il rendait visite à des parents, en Italie. En outre, il s’impliqua davantage aux congrès internationaux de la paix : Locarno (1934), Cardiff (1936), Paris (1937), Lucerne (1938) et Zurich (1939). [27]

5. Lettres à Margarethe Quidde

Les nombreuses lettres que Quidde envoya à son épouse durant les premières années de son exil genevois ne nous sont pas parvenues, pas davantage que celles qu’elle lui écrivit. La rare correspondance qui a été conservée ne donne que peu d’infor­mations quant au moral du “nouveau citoyen genevois”. Il n’était pas dans la nature de cet épistolier réservé d’Allemagne du Nord d’être prolixe sur ses sentiments intimes. Lors des premières années de son mariage, Quidde écrivait à sa femme :

Après les expériences faites la dernière fois avec notre corres­pondance, le fait de parler de nos sentiments ne peut que nous conduire à nous bercer d’illusions. Mieux vaut nous en tenir à des sujets purement factuels. [28]

Si cette volonté de concision avait un rapport avec un conflit du couple, elle eut des répercussions pendant des années. C’était le style de Quidde de ne pas vouloir infliger ses soucis à sa femme, restée seule en Allemagne. En outre, il tenait compte du fait que sa correspondance, avant qu’elle n’atteigne sa femme, serait con­trôlée par la Gestapo, ce qui le rendait prudent. Non sans raison. Il avait d’ailleurs commencé à numéroter ses lettres. [29]

Celles-ci mentionnent d’une façon très précise comment, aux yeux de Ludwig, la détresse matérielle dans laquelle se trouvait son épouse à Munich pourrait être améliorée. Il faisait de nombreuses suggestions, par exemple de vendre une commode de grand prix ou une partie de la volumineuse bibliothèque. [30] Il envisageait également de réaliser un violoncelle, ainsi qu’un violon précieux (un Stradivarius ?) pour lequel il avait entamé des négociations lors d’un voyage à Rome. Il semblerait que Margarethe, qui avait alors largement dépassé les 70 ans, aurait accepté de donner des leçons de musique et de sous-louer une partie du grand appartement qu’elle habitait à Munich, à la Ohmstrasse. Depuis Genève, Ludwig n’était pas en mesure d’aider financièrement sa femme, en raison des grandes diffi­cultés qu’il avait à surmonter pour assurer sa propre existence.

Au vu de ces sombres perspectives, les plans qu’il communi­quait à son épouse, à propos de leurs retrouvailles, paraissent aussi touchants qu’illusoires. Ils se retrouveraient à Saint-Gall où Margarethe pourrait se rendre, ou alors, éventuellement, il pour­rait lui-même aller à Lindau. Il ajoutait que ce serait bon si elle pouvait venir à Genève à l’occasion de son 80 e anniversaire, le 23 mars 1938. [31] Mais il ne pouvait ignorer qu’elle s’était vu retirer son passeport et que lui-même serait en danger de mort s’il se rendait à Lindau, en Allemagne. S’il avait vraiment été sérieux, il n’aurait jamais révélé un tel plan dans des lettres, sachant qu’elles étaient lues par la Gestapo. [32] De telles propositions étaient sans doute l’émanation d’un vœu pieux et le résultat de son désespoir face à une situation inextricable. Il ne parlait jamais de politique dans sa correspondance. C’est ainsi que, le 10 octobre 1938, il adressait à sa femme les reproches suivants :

Je m’interdis toute allusion politique. Mais si tu me le conseilles, il ne faut pas que tu commences toi-même à en parler, surtout hors de propos. Ne nous induis donc pas ainsi en tentation ! [33]

Une telle réserve, à l’égard surtout du national-socialisme, avait sa raison. Quidde était en perpétuel souci à propos de son épouse, parce que les nazis pouvaient la persécuter à tout moment : elle était à demi-juive et la femme d’un ennemi en exil du régime. Il lui fallait donc impérativement éviter tout ce que les potentats nazis pouvaient lui reprocher.

6. Les “intentions pacifistes” d’Adolf Hitler

Le 4 novembre 1933, le Berliner Tageblatt annonça :

Lors d’un entretien avec un journaliste de la Pravda de Belgrade, le professeur Quidde, pacifiste allemand, a témoigné lui aussi de la volonté de paix d’Adolf Hitler et de tout le peuple allemand. […] parler de guerre aujourd’hui relève de la plus grande incon­science, voire de la folie, commenta Quidde, je suis persuadé qu’Hitler ne veut pas la guerre.

Quidde a-t-il eu par là l’intention d’abandonner sa voie, de se maintenir en retrait politiquement et de se laisser entraîner dans le camp adverse ? Cette interview lui valut en tout cas de nom­breuses critiques acerbes et les réactions furieuses de ses amis pacifistes. Son ami et militant de longue date, Hellmut von Gerlach, lui reprocha, le 22 novembre 1933, de faire ainsi le jeu de la propagande de Joseph Goebbels :

Il est inconcevable pour moi que vous puissiez croire à la sincérité des assurances de paix de Hitler ; sauf s’il s’agit pour lui d’assurer la paix jusqu’au moment où il aura terminé son réarmement. [34]

L’exilé genevois eut beaucoup de peine à se justifier. Il rédigea une prise de position où il expliquait très clairement sa totale opposition au régime national-socialiste. [35] Il y qualifiait Hitler et ses acolytes de “bande de meurtriers dégénérés”, n’ayant aucun sens de l’honneur, connus pour leur disposition à la brutalité, poursuivant sans relâche des intellectuels, des juristes et des médecins juifs. En persécutant les juifs, le gouvernement nazi se mettait en opposition avec le monde entier, ce qui allait grave­ment influencer la politique étrangère de l’Allemagne.

Depuis longtemps, la situation diplomatique de son pays n’avait pas été aussi catastrophique. Tout en craignant “l’incertitude et la nervosité qui résultent d’une mauvaise analyse de la politique étrangère et qui incitent à commettre des erreurs”, Quidde ne croyait cependant pas qu’il pourrait en résulter un sérieux danger pour la paix :

En tout cas, il est exclu qu’Hitler s’engage sur la voie de la guerre, comme on le redoutait bien souvent en France, après le changement du gouvernement allemand. Il aurait fallu être complètement désé­quilibré pour ne pas comprendre qu’une nouvelle guerre signifierait la ruine de l’Allemagne. Même un Ludendorff en était conscient et l’avait expressément affirmé […]. Dans le cas qui nous occupe, je n’attache pas beaucoup de valeur à la phraséologie selon laquelle les dictatures sont toujours un danger pour la paix, car le dictateur, dès qu’il n’arrive plus à maîtriser les difficultés à l’intérieur du pays, cherche à faire diversion en déclenchant une guerre. J’estime que le risque d’une guerre est trop grand pour chaque Allemand morale­ment responsable. En effet, une telle guerre signifierait, à 99 % de probabilité, la défaite et la ruine ; elle ne peut pas être une tentation, même pour un dictateur empêtré dans des soucis à l’intérieur de son pays.

Dans un article intitulé « Abrüstung ! », [36] Quidde s’empressa de préciser qu’on pouvait avoir des doutes quant aux protestations de paix d’Hitler. C’est aux national-socialistes eux-mêmes d’appor­ter la preuve de leur sincérité. Considérant la situation actuelle, un danger de guerre ne pouvait pas émaner de l’Allemagne, parce que la France, armée jusqu’aux dents, était réputée imprenable. Hitler ne saurait faire confiance à son allié italien ou compter sur la neutralité de l’Angleterre. En cas de guerre, la Pologne envahi­rait la Prusse orientale ; les Tchèques et les Polonais se mettraient simultanément en marche en direction de Berlin.

Il faut se représenter les conséquences inévitables d’une agression allemande contre la France. Parler de folie serait une expression très modérée pour qualifier l’état d’esprit d’un homme menant une telle politique. Même en tant qu’adversaire farouche d’Hitler, on ne peut vraiment pas l’en croire capable.

A tout prendre, Quidde transformait d’une façon modérée son affirmation initiale selon laquelle le désir de paix d’Hitler était crédible. En effet, un danger de guerre ne pouvait émaner de l’Allemagne étant donné l’inégalité des forces militaires. Il ne s’agissait pas de parler de la volonté de paix d’Hitler, sujet embarrassant. Cette analyse était certes valable en 1933. On peut se demander pourquoi Quidde a pris position publiquement, de façon ambiguë, sur la question du danger de guerre que repré­sentait l’Allemagne nationale-socialiste. D’autant plus que personne ne l’avait invité à s’exprimer sur cette question délicate.

Il est possible que Quidde se soit risqué à parler de la volonté de paix d’Hitler parce qu’il se faisait beaucoup de souci pour sa femme, qui était en danger, seule à Munich. [37]

En réalité, ses déclarations ont trouvé un écho favorable auprès des nouveaux potentats allemands. [38] Quidde se livrait-il à de telles manœuvres ? Cette attitude ne correspond pas du tout à cet homme dont les opinions n’étaient jamais influencées et restaient libres vis-à-vis de “toute autorité supérieure”. Il est plutôt proba­ble que Quidde, en tant que patriote, ait trouvé absolument insup­portable que l’Allemagne soit considérée comme une menace pour la paix, comme l’étincelle qui mettrait le feu aux poudres.

Très engagé dans les efforts de désarmement, à Genève, [39] Quidde voulait certainement atténuer la méfiance (surtout du côté fran­çais) vis-à-vis de l’Allemagne, méfiance qui pouvait être préjudi­ciable au succès des négociations. De ce point de vue, son action au service de la paix fut plutôt une tentative audacieuse qui a probablement été mal interprétée.

7. L’éviction d’un poste important

En octobre 1933, l’Académie des sciences de Bavière signifia à Quidde, sans préavis, qu’il n’était plus chargé de diriger la publication des documents des diètes impériales datant de la fin du Moyen Age. Comme il avait consacré sa vie de savant à cette édition qui exigeait beaucoup de temps et d’efforts, à côté de son engagement politique et pacifiste, [40] Quidde a réagi avec violence face à cette destitution abrupte ; ce n’était pas dans ses habitudes mais nous pouvons le comprendre. Il écrivit au professeur von Müller :

D’après les principes qui dominent dans l’Allemagne nationale-socialiste, je devais m’attendre à cela. Comme démocrate et paci­fiste, je reste fidèle à mes convictions. De ce fait, je suis en opposi­tion irréconciliable avec le parti au pouvoir. […]

Je suis bien sûr peiné de devoir abandonner mon poste. Depuis 1881, cela fait 54 longues années, je collabore à cette entreprise que je dirige depuis 1889. J’en éprouve beaucoup de chagrin, car le sentiment et le devoir de piété envers mon maître Julius Weizsäcker (il m’avait confié à moi, son jeune disciple, la gestion de son héritage), m’avaient lié à cette tâche. De tout cœur, je vous remercie de m’avoir exprimé la reconnaissance de la commission pour mon travail pendant tant d’années. Je sais mieux que quiconque les carences de ce travail, celles qui m’incombent et celles qui ont été causées par des influences extérieures. En quittant ce poste, je suis conscient que je paie le prix pour ma fidélité à mes convictions, qui ne souffrent aucune ingérence extérieure. [41]

Sous la direction de Quidde, neuf volumes avaient été publiés, c’est-à-dire jusqu’au dix-septième. Il y avait pris une grande part, même si, bien sûr, ses collaborateurs l’avaient beaucoup aidé.

Il avait la responsabilité d’examiner les documents, de définir la systématisation, d’organiser l’ensemble du travail. Son œuvre scientifique est imprégnée par cette édition. Il savait mieux que quiconque qu’une commission historique mise au diapason natio­nal-socialiste ne pouvait lui disputer ses mérites.

8. Le portrait peint par Joseph Beilin

Pendant ces années, le destin lui avait asséné bien des coups qui avaient laissé des traces. Le portrait à l’huile peint par Joseph Beilin, un Russe exilé qui vivait en Suisse, le montre bien.

Quidde écrivit à sa femme que “tout le monde trouve que ce tableau est d’une ressemblance extraordinaire”. [42] Cependant, le portrait donne pour le moins une interprétation subjective du combattant pour la paix, alors âgé de 80 ans. Le regard est remar­quablement intense. Deux rides profondes, verticales, dégagent une impression d’énergie. Les yeux, qui vous regardent de façon directe et très concentrée, laissent deviner un sens profond du contact en même temps qu’une grande solitude.

Lorsque cette œuvre fut réalisée, Quidde fit connaître sa vision de l’avenir et les perspectives du mouvement pacifiste, dans un arti­cle qui parut à Genève, le 7 décembre 1936. Il y faisait l’humble aveu que “personne ne pouvait prédire si l’humanité deviendrait plus raisonnable, en se souvenant de la guerre mondiale et de ses atrocités, ou s’il fallait une nouvelle catastrophe, encore plus terri­ble que toutes celles du passé. En effet, personne n’était capable de le prédire”. [43] Ces paroles ne manifestaient ni la confiance ni l’optimisme qui lui avaient donné de l’énergie pendant toute sa vie.

En définitive, il se voyait contraint d’admettre que le destin décide de tout ; d’où l’aveu d’impuissance du mouvement pacifiste et, finalement, l’abandon par Quidde de sa foi inaltérable en la puissance de la raison. De là, sa peur d’être impuissant à éviter le malheur, lui, le combattant pour la paix, malgré tous ses efforts et tous ses sacrifices. Etaient-ce ces sentiments-là que le peintre Joseph Beilin a cherché à faire ressortir dans ce portrait ? Ou était-ce le poids de sa destinée, difficilement supportable, que trahissait son regard marqué par la souffrance ?

Ayant reçu la photo du portrait, Margarethe Quidde n’apprécia pas du tout l’œuvre de Beilin. [44] A cette époque, elle avait d’autres problèmes, depuis qu’elle avait appris que son mari vivait à nouveau dans la lointaine Genève avec Charlotte Kleinschmidt, sa compagne d’autrefois, à Berlin.

9. Charlotte Kleinschmidt et la “pupille Lotti”

Ludwig Quidde joignait à sa lettre du 26 décembre 1937 quatre pages serrées, libellées “personnel”. Dans ces pages, il parlait affectueusement de “sa pupille Lotti”, en réalité sa propre fille, née en 1916 de sa liaison avec Charlotte Kleinschmidt et qui porte le même prénom que sa mère. La “pupille Lotti”, ajoutait-il, s’était alors établie à Genève, après quelques années au pair en France. Elle prenait soin de lui de façon touchante et s’était fiancée au peintre Joseph Beilin.

Finalement, il ajoutait tout à fait incidemment que “la mère de Lotti”, partie de Berlin et ayant passé à Copenhague, vivait main­tenant à Genève, où elle travaillait comme gouvernante chez un délégué mexicain auprès de la Société des Nations.

Pour Margarethe Quidde, il ne faisait à présent plus de doute que son mari avait repris la vie commune avec Charlotte Kleinschmidt et qu’il était heureux de la tournure des événements.

Ce qui est le plus important, écrivait-il, c’est d’être avec elle et, à part tes lettres, c’est la seule chose qui apporte un peu de chaleur dans ma vie. Cela, j’en ai aussi besoin malgré ma nature de solitaire.

En faisant ces révélations, Quidde était certainement conscient qu’il allait rouvrir de vieilles blessures. Il laissait percer dans ces confidences l’espoir que Margarethe saurait montrer de la com­préhension pour la conduite de son mari, en exil, très seul, et dans le besoin. Son attente fut vaine, comme l’indiquent des lettres ultérieures de Ludwig Quidde, dans lesquelles il priait sa femme de ne pas “employer de vilaines expressions” vis-à-vis de Ma­dame Kleinschmidt. [45]

Malgré ce conflit de conscience envers son épouse, il tenait – ce qui est compréhensible – à sa compagne des années berlinoises et à sa fille, la “pupille Lotti”. Au début de l’été 1938, il fit venir à Genève tout son mobilier de Berlin, grâce à un don d’argent que des amis lui avaient fait à l’occasion de son 80 e anniversaire. [46] Il s’installa alors dans un appartement de trois pièces à l’avenue Blanc n° 8.

Le mérite de Charlotte Kleinschmidt fut d’avoir arraché Ludwig Quidde à la solitude de son exil genevois, et de lui avoir apporté la chaleur familiale dont il avait un besoin urgent. Sa fille “Lotti” se chargeait de temps à autre de la transcription à la machine à écrire (qu’elle maîtrisait parfaitement) des manuscrits de son père.

Elle ne possédait pas sa propre machine à écrire, mais avait la permission d’utiliser celle du Bureau international de la paix à Genève, pour ses travaux quotidiens. Elle consacrait beaucoup d’heures à la dactylographie des manuscrits que son père avait rédigés la veille. Il s’agit surtout de la volumineuse étude sur le pacifisme pendant la guerre mondiale de 1914 à 1918. Parfois, la “nouvelle famille” faisait des excursions qui procuraient joie et délassement.

10. Le 80 e anniversaire

Le 23 mars 1938, Quidde fêta son 80 e anniversaire. Des amis et des admirateurs du monde entier lui adressèrent des messages de félicitation. A cette occasion, il put se rendre compte à nouveau de quelle haute considération il jouissait, lui le Nestor du mouvement pacifiste, auprès de ses amis, et des liens d’affection qui les unissaient.

Die Friedens-Warte consacra la seconde livraison de 1938 (que l’on peut qualifier de commémorative) à la vie et à l’œuvre de Ludwig Quidde. Hans Wehberg y évoqua la jeunesse du jubilaire. Walther Schücking décrivit “le compagnon d’armes” et le docteur B. De Jong van Beek en Donk fit revivre des souvenirs de La Haye, au début de la guerre mondiale.

Quidde lui-même y contribua avec deux articles : « Meine letzte Begegnung mit Frédéric Passy » [47] et « Mein Abenteuer auf dem Salève ». [48] Une bibliographie exhaustive était jointe en annexe pour rappeler l’œuvre écrite du jubilaire.

Dans l’éditorial, le professeur Hans Wehberg vantait les mérites de son ami. [49] Il soulignait sa fidélité absolue à la démocratie et à la paix, quoiqu’il puisse en advenir pour lui-même :

C’est ainsi que Quidde nous apparaît comme une sorte de Parsifal qui a su rester fidèle à lui-même. Malgré des ambitions personnelles, il n’a jamais trahi ses idées pour récolter des succès.

Bien plus que par la pureté de sa pensée et la constance de son caractère, Quidde avait pu jouer, selon Wehberg, un rôle impor­tant au sein du mouvement pacifiste allemand et international, grâce à la force de sa formation politique, à sa connaissance approfondie des relations historiques et à ses dons rhétoriques :

[…] en tant que grand orateur populaire qui avait pris la parole dans des milliers d’assemblées et qui avait été applaudi par des foules entières.

Sa capacité de compromis et son sens aigu de l’organisation l’avaient rendu capable de diriger la Société allemande de la paix. Bertha von Suttner en 1909 et le prix Nobel de la paix Alfred Hermann Fried ont aussi souligné son engagement inébranlable pour la paix.

Les déceptions ne lui ont pas été épargnées : la Première guerre mondiale, “les dures conditions de la paix de Versailles”, les attentes déçues des accords de Locarno (1925) et du pacte Briand-Kellogg (1928), finalement l’échec de la Société des Nations.

Après tant de déceptions, on serait tenté de penser que Quidde, au soir de sa vie, allait être un homme fâché et aigri. Toutefois, le fait qu’il ait gardé sa bonté de cœur malgré tous ces malheurs prouve sa force d’âme. Personne ne l’a entendu, à Genève, se plaindre de son sort. Bien au contraire, il a attiré l’attention publique sur les souffrances des autres, avec l’espoir de leur venir en aide. Sa disponibilité à secourir les autres est notoire. De même, on apprécie sa bonne humeur.

En décembre 1937, un comité spécial se constitua pour préparer une fête à l’occasion de son 80 e anniversaire. En faisaient notam­ment partie Hans Wehberg, Henri La Fontaine, président du Bureau international de la paix, le professeur Théodore Ruyssen, président de la Société des Nations.

Ce comité aboutit à la conclusion qu’il serait judicieux que ses amis honorent Quidde en espèces. C’est ainsi que le professeur Ruyssen put remettre au jubilaire, à l’occasion d’un dîner de fête, le 23 mars 1938, la somme considérable de 4000 francs suisses comme cadeau d’anniversaire.

Quelques jours plus tard, Quidde rapporta à sa femme :

La fête fut tout à fait réussie. Plusieurs personnalités ont pris la parole : Ruyssen, qui m’a remis ce don d’honneur, Hélène Stöcker, au nom de l’organisation allemande, ainsi que Wehberg. […] Dans ma réponse, lorsque j’ai mentionné ton absence ce 23 mars, la voix me manquait. Il me fallut un bon moment avant de pouvoir me ressaisir. [50]

En même temps, il lui annonça qu’il avait remis une partie de ce don à la disposition du Comité de secours aux pacifistes exilés. [51]

11. Publications pendant les années d’exil

Sa production littéraire et scientifique pendant l’exil à Genève resta volumineuse. D’une écriture assurée, il complétait page après page le manuscrit de son œuvre majeure : Der deutsche Pazifismus während des Weltkrieges 1914-1918 .

Il accomplissait ce travail avec beaucoup d’application, de soin et de conscience professionnelle. En tant qu’historien, il avait l’ambition de mener cette étude de façon aussi objective que possible.

Cependant, et il le déplorait, il devait renoncer à de nombreux documents, car son matériel avait été confisqué en Allemagne par la Gestapo. La rédaction ressemblait alors souvent à une recons­titution fastidieuse. Heureusement, les documents de l’ancien secrétaire de la Société allemande de la paix, Fritz Röttcher, lui rendirent de précieux services. Trente-cinq ans après sa mort, on a retrouvé cette ultime recherche historique, quasi achevée, dans sa succession à Genève. Elle a enfin été publiée en 1979, sous la forme d’un volume contenant quelque 400 pages imprimées. [52]

Dans ses dernières publications, Ludwig Quidde eut manifes­tement à cœur de rendre accessibles au public les positions fondamentales du pacifisme, tantôt nouvelles, tantôt renouvelées. Par exemple, dans son étude approfondie sur Vom Landfrieden zum Weltfrieden , [53] aucun autre thème ne l’a autant fasciné, en tant qu’historien et théoricien de la paix. Le fait que le droit de guerre entre Etats avait fait place au règne du droit appuyait sa conviction profonde qu’une telle victoire du droit sur la force devait être possible également dans les relations entre les Etats.

Grâce à cet événement clé, Quidde avait légitimé la mission moderne de paix et l’avait fait sortir du domaine de l’utopie. [54]

Depuis son exil à Genève, il ressentait vivement le besoin de lancer ce message au monde entier, ainsi qu’à ses amis en détresse, avec une grande énergie et un engagement personnel.

Ce n’est pas sans relation avec l’actualité d’alors que Quidde publia « Patriotismus und Pazifismus », un article riche d’idées. [55] En effet, les nazis lui reprochaient de façon massive et répétitive que le pacifisme ne se souciait pas de la patrie et que les pacifistes étaient des traîtres à la nation.

Par le passé, il s’était déjà donné la peine de réfuter de telles diffamations, dans des articles où il n’épargnait pas non plus Joseph Goebbels. [56]

Il partait de l’hypothèse que le “vrai” patriote est démocrate et que le pacifisme n’est possible que dans une démocratie. Il répondait ainsi de façon cinglante à la provocation nationale-socialiste. De même, il dénonçait “un patriotisme erroné” qui prétendait imposer à l’autre de manière brutale (non démocratique) les intérêts de sa nation. Celui qui agit ainsi dans les relations internationales rend hommage à un faux patriotisme et constitue une menace, du fait de son “chauvinisme”.

Le vrai patriote est celui qui défend les intérêts de son pays de façon responsable, en les mettant en relation avec ceux des autres. Seules ces règles démocratiques peuvent imposer de tels intérêts ou rendre ces derniers compatibles avec le droit. Le pacifiste contribue de cette façon déterminante à épargner au monde des guerres dont la force de destruction est incommensurable. A ce sujet, Quidde s’exprimait de façon énergique :

[De nos jours,] il s’agit d’une guerre des machines et de moyens de destruction diaboliques que la technique moderne nous a fournis. Lâchés non seulement contre des troupes sur le champ de bataille mais aussi contre des populations paisibles, loin du front, sans distinction d’âge ni de sexe, ces moyens se déchaînent contre une économie devenue beaucoup plus vulnérable aux destructions causées par la guerre.

Une nouvelle guerre mondiale apporterait une destruction totale, un anéantissement de la civilisation européenne qui perdrait alors son leadership mondial, un bouleversement de tous les pays aussi bien chez les vainqueurs que chez les vaincus.

Eviter cela était le devoir patriotique suprême. Avec une conci­sion provocante, Quidde concluait qu’“être patriote signifie être pacifiste”. [57]

Dans son article « Abrüstung ! », il dut reconnaître que la con­fiance réciproque des peuples – condition primordiale de tout désarmement – avait du plomb dans l’aile. [58] Il déplorait surtout l’état des relations franco-allemandes. Avec un optimisme certes modéré, il niait que le danger de guerre vienne du côté de l’Allemagne et voyait de réelles chances d’entente.

En tout cas, il était concevable de réaliser tout d’abord quelques pas vers le désarmement, au lieu d’une convention globale sur le désarmement, telle que la suppression des armes offensives. De même il devait être possible d’inviter tous les gouvernements à contrôler l’état de leurs armements respectifs, réduits d’un tiers.

Réaliser que l’équilibre des forces ne sera pas déplacé si le désarmement intervient simultanément et régulièrement facilitera des mesures de ce genre. Il faut du courage pour s’entendre, sinon le chemin vers le désarmement est impensable.

Vu les horreurs des guerres modernes, on devrait pouvoir attendre des peuples qu’ils montrent un tel courage et qu’ils puissent passer aux actes.

Les contributions ultérieures de Quidde à la problématique du désarmement ne montrent cependant plus cet optimisme. En effet, l’échec des conférences du désarmement organisées par la SdN et les efforts visibles de réarmement des Etats européens déçurent profondément Quidde, qui se résigna à reconnaître :

La grande tâche du désarmement mondial s’est heurtée à la petitesse misérable du genre humain. On sera déjà bien content si on arrive à mettre un frein à la course au réarmement. [59]

Sa déception vis-à-vis de la Société des Nations était d’autant plus profonde que les attentes des pacifistes envers cette institution avaient été grandes.

“Que peut-on espérer ?”, telle était la question si pertinente vu l’échec de la Conférence du désarmement, l’inactivité de la SdN face à la question de la Mandchourie, face à l’agression de l’Abyssinie par l’Italie, face à la guerre sino-japonaise.

Quidde n’était pas du genre à se lamenter. Il préférait tirer les leçons des erreurs et apporter des propositions pour leur amélio­ration. C’est ainsi qu’il intitula « Grundzüge der Weltorganisa­tion » un article qui avait pour objet de traiter de manière étendue la réforme de la SdN. [60]

Tout d’abord, si la faiblesse de cette institution provenait du fait qu’elle n’avait pas sanctionné, selon l’article 16 de ses statuts, ses membres “infidèles” (ceux qui faisaient la guerre), alors il fallait se demander si on n’attendait pas trop de la SdN, dans ce cas-là. Il est évident que “l’époque actuelle n’est pas encore mûre pour imposer la notion du droit dans le domaine international”. Tant qu’il en sera ainsi, il faudra renoncer honnêtement et militaire­ment aux sanctions par la SdN et biffer l’engagement de l’article 16 de ses statuts. Par contre, il faudra développer davantage l’autorité morale de la communauté des peuples. Néanmoins, la SdN doit avoir l’obligation primordiale de tout faire pour le désarmement mondial. Pour cette raison, ses statuts doivent tracer les contours d’une convention de désarmement.

Ensuite, une SdN sans l’Amérique n’a aucune valeur.

De plus, les statuts doivent également garantir les droits de l’hom­me et du citoyen, y compris la protection des réfugiés politiques. Jusqu’à présent, la SdN n’était qu’une conférence de diplomates : à présent, elle doit donner plus de droits aux peuples. Par conséquent, il faut adjoindre à la “maison des Etats” une “maison des peuples”. Tout au moins, un représentant du peuple doit avoir sa place dans chaque représentation d’un pays.

Enfin, Ludwig Quidde recommandait, depuis des années, que la SdN prenne ses décisions à la majorité, car le principe en vigueur de l’unanimité conduit facilement à une paralysie là où une action déterminée s’impose.

« Schicksal und Aussichten der Friedensbewegung », [61] montre que l’avenir du mouvement pacifiste ne peut guère être jugé avec bienveillance, tant que les amis de la paix ne seront pas d’accord entre eux.

“Face à un danger de guerre plus grand qu’il n’a jamais été depuis la fin de la guerre mondiale”, la seule consolation était qu’à la longue l’idée de paix devrait se faire un chemin “d’une manière ou d’une autre”. Quidde ne pouvait pas exprimer plus clairement son désarroi : “d’une manière ou d’une autre”, lui qui avait l’habi­tude de se battre, lui qui avait donné du courage au mouvement pacifiste, en proposant des issues dans les situations les plus difficiles.

Il ne lui restait que l’espoir. C’est ainsi qu’il reconnut, le 15 février 1938, que “toutes les déceptions actuelles ne peuvent m’ôter ma foi dans la victoire finale des idées pour lesquelles je me bats”. [62]

Enfin, il importe de rappeler que Quidde devait interrompre de temps en temps son activité de publiciste, si vivant, pour se consacrer au devoir douloureux des nécrologies d’amis décédés.

Le professeur Walther Schücking mourut en 1935. En lui, Quidde perdait un ami de longue date, plus qu’un simple compagnon de route. Spécialiste visionnaire du droit des peuples, Schücking était un des représentants les plus marquants du pacifisme institu­tionnel, un précurseur et promoteur de la SdN. [63]

Et que dire de Hellmut von Gerlach ! C’est une année plus tard que Quidde dut déplorer sa mort, survenue en exil à Paris. [64] Avec lui aussi, il perdait un de ses meilleurs amis qui s’était tenu à ses côtés pendant les moments difficiles à Berlin : un être d’une grande humanité et un politicien pur sang.

Assurément, le mouvement pacifiste perdait beaucoup avec la mort de ces deux personnalités, de sorte que Quidde devait déplorer : “[…] nous tous avons été privés de quelque chose d’ir­remplaçable”.

La solitude gagnait de plus en plus l’exilé genevois …

12. Début de la Seconde guerre mondiale

“Selon la logique des faits, il doit y avoir la guerre, mais la psychologie parle pour la paix. Comme j’ai toujours prétendu que la psychologie est plus forte que la logique, je devrais être plein d’espoir”. Ces phrases tirées d’une lettre à Margarethe juste avant le début de la Seconde guerre mondiale manifestaient sa convic­tion (enrobée d’une mince lueur d’espoir) qu’une nouvelle guerre dévastatrice allait arriver inévitablement. [65]

Le temps où il pensait qu’un danger de guerre ne pouvait pas émaner de l’Allemagne appartenait depuis longtemps au passé. Dès le début, Ludwig Quidde avait qualifié le régime national-socialiste de “criminel”. Par exemple, il avait intitulé un de ses articles « Une honte pour la culture » . Il y exprimait sa vive indi­gnation que les associations sportives de tous les pays civilisés n’aient pas refusé catégoriquement de participer aux Jeux olympiques de 1936 en Allemagne. Pour lui, l’Allemagne actuelle était dominée par des “criminels assassins et meurtriers qui ont maltraité de façon abominable un grand nombre d’êtres humains dans des camps de concentration, qui en ont torturé à mort ou qui ont massacré d’autres manières”. [66]

A présent le monde international du sport a rendu hommage à ces criminels, à ces assassins. Des personnes honorables se sont assises à la même table qu’eux ; elles n’ont pas craint de leur serrer la main. N’est-ce pas une honte pour le monde civilisé ?

Avec des mots semblables, Quidde avait commenté l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nationale-socialiste dans des lettres à des amis paci­fistes, à Brünn, et pour lesquelles il aurait à se justifier plus tard. [67]

Depuis longtemps, il était conscient que tout cela devait aboutir à la catastrophe d’une Seconde guerre mondiale, “d’après la simple logique des faits”. Ainsi, le 1 er septembre 1939, il dut subir pour la deuxième fois dans sa vie la réalité inexorable d’une guerre.

13. Conséquences de la guerre

Si l’investissement personnel de Quidde pour ses amis pacifistes en exil s’était déjà accru à l’approche du conflit, il s’intensifia encore dès le début des hostilités.

Depuis l’Anschluss et l’invasion de la Tchécoslovaquie, l’incer­titude et la peur de nouvelles persécutions avaient augmenté dans les rangs des pacifistes en exil. On comprend aisément que beau­coup d’entre eux cherchaient alors, de façon pressante, des lieux de résidence plus sûrs que Prague, par exemple.

Quidde fut submergé par le nombre de demandes d’aide, comme il l’expliquait à sa femme :

[…] presque chaque jour apporte un nouveau cas d’un fugitif dans le besoin […] et presque chaque cas entraîne des heures de travail. Une dame travaillant au secrétariat du Comité de secours m’a confié qu’elle ne comprenait pas comment nous parvenions encore à trou­ver le sommeil, face à des émotions si poignantes. [68]

Malgré son âge avancé, il déploya de nouveau une activité épui­sante, parfois avec succès, parfois en vain. La misère était trop grande pour que lui et ses collaborateurs puissent en venir à bout. De plus, il subit très rapidement les répercussions de la guerre sur sa propre personne.

Tout d’abord, les versements mensuels d’Oslo (200 francs que lui allouait le Comité Nobel norvégien) lui parvinrent de façon irrégulière. Ensuite, ils cessèrent complètement, dès l’occupation de la Norvège par les troupes allemandes. Il est probable que Quidde ait parlé de ses propres problèmes financiers, mais surtout de ceux de sa femme, à son frère Rudolf qui fit un séjour de trois jours à Genève juste avant le début des hostilités. [69] C’est à cette occasion qu’ils convinrent, en faveur de Margarethe, d’un “plan de sauvetage” qui ne devait être mis en application qu’après la vente de tous les biens de valeur que le ménage Quidde possédait à Munich (Rudolf Quidde était très strict). Une nouvelle fois, Ludwig pressa sa femme de réaliser les livres et les objets précieux, surtout un violon d’un grand prix. Mais elle n’avait plus la force nécessaire. Elle vivait aigrie et désespérée, avec sa sœur handicapée :

[…] comme nous ne nous verrons probablement plus, mon désir le plus ardent est de “bénir” bientôt ce monde charmant. Ici, l’exis­tence est trop désagréable. Toi, tu vis là-bas dans des conditions que tu trouves relativement sympathiques, en ce qui concerne ton entourage. Peut-être nous reverrons-nous dans un monde meilleur. Mais pour l’instant je dois m’occuper autant que possible de Tr. [sa sœur Gertrude] dont l’état empire chaque jour, physiquement et psychiquement. [70]

14. Décès de Margarethe, à Munich

Quelques semaines plus tard, Ludwig apprit que son épouse était morte le 25 avril 1940, à Munich. Il ne lui fut pas permis d’assis­ter aux funérailles. Ainsi, lors de l’ultime départ de l’un des deux conjoints, c’est dans la séparation que s’achevait le parcours de ces deux fortes personnalités qui, malgré des hauts et des bas, avaient vécu un amour plus fort que l’adversité.

Ici aussi, la loi de la persécution politique déployait ses consé­quences inexorables. Elle ne tolérait aucune exception, même sur la tombe d’une épouse qui venait de mourir.

15. L’autre Allemagne

En 1914, Quidde avait pu crier son indignation contre la barbarie de la guerre, dans des pamphlets, des pétitions, des mémoran­dums. Mais, lorsque la Seconde guerre mondiale éclata, il ne pouvait plus se servir des moyens dont il avait disposé en Allemagne, notamment grâce à la Société allemande de la paix.

Dans la lointaine Genève, il ne pouvait exprimer ses protestations que dans des lettres à ses amis ou lors de conversations privées. Selon son habitude, il confiait aussi ses pensées au papier. De là provient un manuscrit sur « Das andere, wahre Deutschland » qui, dépassant la chronique au jour le jour, ressemble plus au testa­ment politique qu’un grand pacifiste destine à la postérité. [71]

Dans une étude approfondie, Quidde confrontait sa conception d’une “autre, d’une vraie Allemagne” à la question de savoir si les efforts d’expansion et l’envie de conquête étaient le propre de l’Allemagne ou du peuple allemand. Ou bien si le danger de la guerre ne pouvait être écarté d’Europe que par la destruction de l’Allemagne par les autres pays.

En tant qu’historien se référant au passé récent de l’Allemagne, il répondait que cette thèse d’une Allemagne animée d’une ambi­tion innée pour la force n’était pas fondée. Déjà Bismarck n’avait pas nourri des buts de conquête pour l’empire allemand. Au contraire, il lui importait de conserver la stabilité de son pays (il n’avait jamais convoité l’Alsace et la Lorraine qui ne furent livrées à l’empire allemand qu’en tant que fruits de la victoire de 1870-1871, en raison de considérations militaires).

L’empereur Guillaume II lui-même, malgré son goût pour le cliquetis des sabres et les parades guerrières, n’avait jamais eu l’intention de conquêtes au détriment des nations voisines. Pen­dant la Première guerre mondiale, les tentatives d’annexion de la Belgique et de quelques territoires français n’avaient d’autre origine que l’euphorie causée par la guerre auprès des partisans de “l’Allemagne avant tout”, qu’on ne devait pas considérer comme un facteur sérieux dans la politique allemande.

La république de Weimar avait donné des preuves de son désir de paix, par l’accord de Locarno, par son acceptation du pacte Briand-Kellogg et par son adhésion à la Société des Nations.

Même sous la dictature nazie, la majorité du peuple allemand est pacifique et démocratique. Les nazis – et non pas le peuple alle­mand – sèment la discorde. La majorité de ceux qui ont élu ces derniers ne s’étaient pas rendu compte de “quelle bande d’assas­sins” elle avait rendu possible l’accession au pouvoir. Contre Adolf Hitler et son régime, on pouvait absolument espérer des manifestations. Certes, elles avaient échoué jusqu’à présent, à cause de l’Etat policier nazi qui menaçait sans cesse les opposants en les mettant dans des camps de concentration.

Mais la pensée révolutionnaire “surgira de nouveau avec passion, aussitôt qu’elle aura la possibilité de prendre le dessus”. Pour cette autre Allemagne, il importe de contribuer à la chute défi­nitive du régime national-socialiste.

Pour l’émigré allemand, il ne s’agit pas d’une guerre contre l’Alle­magne, mais d’un combat contre Hitler et consorts pour la libération de la vraie Allemagne d’une tyrannie insupportable […]. Après l’élimination de ce péril, on pourra faire confiance à l’Allemagne pour régler elle-même son destin, sans avoir à craindre qu’elle retombe dans le nazisme ou qu’elle succombe à l’appétit de con­quête. A une seule condition pourtant : qu’on ne répète pas les erreurs de la paix de Versailles, imposée avec violence.

Dans son amour pour le droit et la liberté, le peuple allemand n’est pas inférieur aux autres. Il va “préserver jalousement” la liberté retrouvée et en faire l’idéal de l’entente internationale qui a trouvé son expression dans la constitution de Weimar. Dans les années à venir, il importera de ne pas faire éclater l’unité du Reich. On pourra détruire la Prusse, mais pas le Reich. En outre, on devra prendre garde à reconstruire l’Allemagne comme une république fédérale, fondée sur des Länder. Si l’Allemagne est finalement intégrée à une confédération européenne, il n’y aura aucune raison, “pour que ceux que je n’ai pas su convaincre, de la traiter avec méfiance”. Cette analyse se termine ainsi :

Sur la base des expériences historiques et des réflexions dictées par la raison, voilà ce que j’exige. Il faut avoir confiance dans le vrai génie du peuple allemand qui a fourni, à la mesure de la civilisation occidentale, des contributions précieuses et éternelles. Vu la barbarie épouvantable des récentes années, le peuple allemand restera d’autant plus attaché à transmettre l’amour pour une grande liberté de l’esprit. Il soignera et protégera la liberté comme un sanctuaire.

Voilà le testament d’un patriote et d’un militant infatigable pour la cause de la paix et de la liberté.

Peu avant sa mort, il fut confronté une dernière fois à la dureté du régime nazi. En 1940, il dut comparaître devant le consul général d’Allemagne à Genève pour donner des explications sur une lettre qu’il avait écrite en 1938 à des amis pacifistes, à Brünn. Dans ce document, retrouvé entre-temps par les nazis, il condamnait l’an­nexion de l’Autriche avec véhémence. Il y considérait les nazis “comme une bande de brigands, d’assassins, de pyromanes et de tortionnaires”. [72] Lors de cet interrogatoire à Genève, Quidde assu­ma la paternité de ces termes, de sorte qu’il fut déchu, peu après, de la citoyenneté allemande.

16. Sa mort, à Genève

A la fin de l’automne 1940, l’inflammation de sa vessie avait empiré au point qu’on le renvoya chez lui, après un court séjour à l’hôpital. Sa compagne Charlotte Kleinschmidt et leur fille “Lotti” se consacrèrent avec beaucoup d’amour au grand malade qui endurait – d’après des témoignages – son mal avec beaucoup de résignation et avec une sérénité conforme à sa nature.

Ainsi, le 5 mars 1941, peu de temps avant son 83 e anniversaire, Ludwig Quidde décéda. Il fut inhumé au cimetière du Petit- Saconnex, en ville de Genève, où sa pierre tombale rappelle son idéal : “Amavi justitiam” [“J’ai aimé la justice”].

Depuis lors, ses restes et ceux de sa compagne Charlotte Kleinschmidt (1891-1974 ) ont trouvé une place au cimetière des Rois, panthéon de Genève.

Lors de l’inhumation, seul un petit cercle d’amis entourait Charlotte Kleinschmidt et leur fille. Ami fidèle et compagnon de route du défunt, Hans Wehberg prononça une allocution funèbre qui mérite d’être citée :

Un noble défenseur de la paix quitte la scène terrestre qui est dévastée par une guerre épouvantable. Infatigablement, il s’est dépensé pendant plusieurs décennies pour promouvoir la paix du monde. Jamais les difficultés de sa tâche ne l’ont poussé à aban­donner la poursuite de son combat.

Jusqu’à son dernier souffle, il s’est accroché au noble idéal de ses jeunes années, pour la paix et la liberté. […] Jamais il ne s’est demandé ce que pourrait lui rapporter telle ou telle décision. C’est en fonction de ses convictions qu’il a agi, avec le naturel et la droiture d’un jeune homme, persuadé de la justesse de sa cause, tel un Parsifal en quête du Graal sacré […].

Devant nos yeux vit aujourd’hui encore l’image d’un militant au service d’un noble idéal. Cette qualité de combattant était le trait dominant de sa personnalité. Parce qu’il était un grand pacifiste, il a reçu le prix Nobel de la paix, et son nom figure désormais dans le livre d’or de notre mouvement, aux côtés de Bertha von Suttner, Frédéric Passy, Walther Schücking et Christian Lange.

Rarement, un partisan du mouvement pacifiste a été pénétré, comme lui, par la conviction que la paix et la liberté doivent être indissolublement liées. […] La paix et la liberté, ces mots étaient inscrits en lettres d’or comme buts de sa vie. A présent, il a trouvé la paix pour lui-même, cette paix qu’il voulait pour le monde entier.

Mais l’étendard de la liberté et de la justice continue à se déployer au-dessus de sa tombe, comme le symbole d’un avenir meilleur pour l’humanité. [73]


[5] Voir le chapitre « Schweizer Exil (1933-1941) » de la récente biographie par Torsten Quidde, Friedensnobelpreisträger Ludwig Quidde , pages 169-196.

Nous remercions l’éditeur BWV de nous avoir autorisés à publier la traduction française de ce chapitre. On peut lui commander le livre à Axel-Springer-Strasse 54B, 10117 Berlin.

Adaptation française par Charlotte Kleinschmidt et Roger Durand.

[6]Que Quidde ait gagné son pain quotidien en travaillant comme jardinier (voir Karl Holl, Ludwig Quidde im Exil , page 137) semble improbable, étant donné son âge avancé.

[7] Voir Hans Wehberg, « Ein Veteran der internationalen Verständigung ! », Die Friedens-Warte , 1941, pages 143-145.

[8] Fonds Margarethe Quidde, Monacensia, Munich.

[9] Ludwig Quidde, « Hilfe für Friedenskämpfer » [« Aide aux combattants pour la paix »], Die Friedens-Warte , 1937, pages 118-126 ; 1938, pages 185-191.

[10] Ibidem.

[11] Démarche auprès du Comité Nobel, 28 janvier 1937 ; BA [Bundesarchiv], Koblenz, Fonds Quidde, 1212, volume 144.

[12] Lettre du 7 avril 1938 ; Fonds Margarethe Quidde.

[13] Karl Holl, « Ludwig Quiddes Prager Schützlinge 1933-1938 », Exil-For­schung , Erkenntnisse, Ergebnisse , XIV e année, Frankfurt am Main, page 70 et suivantes.

[14] Karl Holl cite par exemple des lettres de Quidde au haut commissaire pour les réfugiés de la SdN, sir Neil Malcolm, au ministre tchécoslovaque des Affaires étrangères, Frantissek Chvalkowsky, à sir Herbert Dunnico de l’Inter­national Peace Society à Londres.

[15] Gerhard Kraier, Elke Suhr, Carl-von-Ossietzky-Biographie , Rowohlt, 1994, page 115 et suivantes.[16] Ludwig Quidde, « Der Fall Ossietzky », manuscrit inédit, 22 décembre 1935 ; BA , Fonds Quidde, 1212, volume 84.

[17] Lettres des 9 et 27 novembre 1920 ; Fonds Margarethe Quidde.

[18] Gerhard Kraier, Elke Suhr, Carl-von-Ossietzky-Biographie , page 45 et suivantes.

[19] Ludwig Quidde, « Der Fall Ossietzky ».

[20] Lettre du 12 novembre 1937 ; Fonds Margarethe Quidde.

[21] Lettres du 24 juin et du 9 juillet 1938 ; ibidem.

[22] Lettre du 29 octobre 1937 ; ibidem.

[23] Ludwig Quidde, « Mein Abenteuer auf dem Salève », Die Friedens-Warte , 1938, pages 110-115. Le récit de cette aventure est reproduit aux pages 92-102 du présent volume. (ndlr)

[24] Lettre du 24 juin 1938 ; ibidem.

[25] Lettre du 31 juillet 1938 ; ibidem.

[26] Hans Wehberg, « Ein Veteran der internationalen Verständigung ! » .

[27] Karl Holl, Pazifismus in Deutschland , page 211 et suivantes.

[28] Lettre du 8 juillet 1891 ; ibidem.

[29] Lettre du 17 mai 1938, dans laquelle il constate une erreur de numérotation ; ibidem.

[30] Lettres du 12 janvier, 11 et 18 mars 1940 ; ibidem.

[31] Lettre du 25 novembre 1937 ; ibidem.

[32] La lettre du 12 mars 1935 en donne un exemple précis.

[33] Lettre du 10 octobre 1938 ; ibidem.

[34] BA , Fonds Quidde, 1212, volume 28.

[35] Manuscrit inédit ; ibidem, volume 80.

[36] [« Désarmement ! » ], Neue Zürcher Zeitung , 25 février 1934.

[37] Karl HOLL, Der deutsche Pazifismus , page 25. Rudolf von Bokel, Ludwig Quidde und der zweite Weltkrieg , page 139 et suivantes, suppose que Quidde a commis une “erreur d’appréciation” vis-à-vis du régime national-socialiste.

[38] Karl Holl estime que les éclaircissements de Quidde étaient connus des nazis et que ceux-ci les avaient utilisés pour leur propagande.

[39] Les travaux de la Conférence du désarmement n’étaient pas encore interrom­pus à ce moment-là.

[40] Walter Kaemerer, « Ludwig Quidde als Historiker », Frankfurter Zeitung , 23 mars 1928.

[41] Lettre au professeur A. von Müller ; BA, Fonds Quidde, 1212, volume 61.

[42] Lettre du 26 décembre 1937 ; Fonds Margarethe Quidde.

[43] Ludwig Quidde, « Schiksal und Aussichten der Friedensbewegung », Genfer Echo , Genève, 7 décembre 1936. Le texte de cet article est reproduit aux pages 139-141 du présent volume. (ndlr)

[44] Jusqu’en 1999, ce tableau se trouvait en possession de Charlotte Klein­schmidt, fille de Ludwig Quidde, à Genève.

[45] Lettre du 11 juillet 1938 ; Fonds Margarethe Quidde.

[46] Lettre du 27 juillet 1938 ; ibidem.

[47] Cette relation de sa dernière rencontre avec le pacifiste français avait déjà paru le 23 mars 1928 dans la Vossische Zeitung , à Berlin.

[48] Le texte de cet article est reproduit ci-après, aux pages 92-102. (ndlr)

[49] « Ludwig Quidde 80 Jahre alt ! », Die Friedens-Warte , 1938, pages 61-64.

[50] Lettre du 27 mars 1938 ; Fonds Margarethe Quidde.

[51] Lettre du 7 avril 1938 ; ibidem.

[52] Der deutsche Pazifismus während des Weltkrieges 1914-1918 , édité par Karl Holl et Helmut Donat, Harald Boldt Verlag, Boppard am Rhein, 1979.

[53] [ De la paix publique à la paix mondiale ], 1934.

[54] Ludwig Quidde, Fortschritt der Rechtsidee in der Kulturentwicklung , Vor­träge auf der 4. Friedenskonferenz 1911 im Frankfurt , Verlag der Deutschen Friedensgesellschaft, 1911, pages 42-54.

[55] Die Friedens-Warte , 1936, pages 189-197.

[56] « Der deutsche Pazifismus in nationalsozialistischer Beleuchtung », Die Frie­dens-Warte , 1934, pages 150-153. « Landesverrat und neue Art von Pazifis­mus » ; BA , Fonds Quidde, 1212, volume 88.

[57] « Pazifismus und Patriotismus », page 197.

[58] [« Désarmement ! »], Neue Zürcher Zeitung , 25 février 1934.

[59] Genfer Echo , 7 décembre 1937.

[60] Ludwig Quidde, « Grundzüge einer neuen Weltordnung » ; BA , Fonds Quidde, 1212, volume 87. Voir aussi « Zur Reform des Völkerbundes », Basler Nachrichten , 3 septembre 1936.

[61] [« Destin et perspectives du mouvement pacifiste »], Genfer Echo , 7 décem­bre 1936. Le texte de cet article est reproduit aux pages 139-141 du présent volume. (ndlr)

[62] Manuscrit, 15 février 1938 ; BA , Fonds Quidde, 1212, volume 83.

[63] Ludwig Quidde, « Walther Schücking als Mitkämpfer », Die Friedens-Warte , 1935, pages 219-222.

[64] Ludwig Quidde, « Der gute Kamerad. Meine Erinnerungen an Hellmut von Gerlach », Der Europäer. Organ der Europa-Union , Basel, décembre 1936.

[65] Lettre du 30 août 1939 ; Fonds Margarethe Quidde.

[66] Manuscrit inédit, 1936 ; BA , Fonds Quidde, 1212, volume 80.

[67] Karl Holl, Ludwig Quidde im Exil , page 138.

[68] Lettres du 26 février et du 23 septembre 1939 ; Fonds Margarethe Quidde.

[69] Lettre du 2 juillet 1939 ; ibidem.

[70] Lettre de Margarethe à Ludwig, 19 mars 1940 ; ibidem.

[71] [« L’autre, la vraie Allemagne »], manuscrit non daté, probablement de 1940 ; BA , Fonds Quidde, 1212, volume 82. Voir aussi Rudolf von Bokel, Ludwig Quidde und der zweite Weltkrieg , page 140.

[72] Karl Holl, Ludwig Quidde . Ein Lebensbild , page 33.

[73] Hans Wehberg, « Rede, gehalten am Grabe von Ludwig Quidde am 8. März 1941 », Ludwig Quidde , mai 1948, pages 72-74. Cette allocution est repro­duite aux pages 112-114 du présent volume. (ndlr)


Sa tombe à Genève  

LA VILLE DE GENÈVE RECONNAISSANTE
hommage à Ludwig Quidde

par Manuel Tornare [74]

La Ville de Genève est très honorée de rendre aujourd’hui hommage à un Grand homme, Ludwig Quidde. D’autres, mieux que je ne saurais le faire, ont retracé ici la carrière de cet ardent défenseur du pacifisme. Pour ma part, je retiendrai un mot qui a traversé la vie de Ludwig Quidde, le mot courage .

Après un séjour à Rome, il va publier une brochure, Caligula , une étude de la folie impériale . Pour s’assurer de la rigueur historique de son travail, il l’a fait relire par plusieurs collègues, spécialistes de l’histoire romaine. Et quand il décide de publier ce travail, ses amis, sentant le brûlot qu’il peut constituer dans une Allemagne très sûre de son hégémonie, lui conseillent de le publier en Suisse, et de manière anonyme. Il n’en fait rien.

La publication de Caligula et les analogies qui seront faites entre la folie de puissance décrite chez l’empereur romain et celle de Guillaume II de Prusse, couperont Ludwig Quidde de la carrière universitaire qu’il aurait pu mener à bien en Allemagne.

Au moment du tollé suscité par Caligula , ses amis lui conseillent de se réfugier en Suisse. Là encore, courageux , il fera face pour entamer, dans son propre pays, un long combat pour le pacifisme, pour le rapprochement entre les peuples.

Cette volonté de rapprocher, à travers les mouvements pour la paix, les communautés allemande, anglaise et française lui vaudra les pires accusations. Des accusations qui l’obligeront également à mettre un terme à une carrière politique qui l’avait porté jusqu’à l’Assemblée nationale.

C’est que, pour Quidde, aucune compromission n’est acceptable si elle met entre parenthèses ses idéaux pacifistes. Et il lui faut tout son talent pour s’imposer, en 1907, et organiser le congrès pour la paix dans le monde de Munich. Pendant la Première guerre mondiale, on l’accuse de trahison. Il cherche refuge, momentanément, en Hollande. Dès l’arrivée de Hitler au pouvoir, la menace est trop forte. Quidde se réfugie à Genève.

Nous sommes fiers de la présence, aujourd’hui, de la fille de Ludwig Quidde. Je veux vous dire, chère Madame, à quel point nous sommes heureux de saluer la mémoire de votre père. De son vivant, Genève ne l’a sans doute pas assez honoré.

Durant son exil, très modeste, Quidde a continué, avec courage , à servir la paix dans le monde, à écrire des articles, à exercer ses talents d’organisateur pour les mouvements de pacifistes et pour venir au secours des exilés de l’Allemagne nazie. Pour tout cela, il mérite aujourd’hui que nous nous recueillions sur cette tombe.

A ce stade de la cérémonie, je souhaite remercier Roger Durand et « Genève : un lieu pour la paix » de nous donner ainsi l’occa­sion de réaffirmer notre attachement à une Genève, Cité de refuge, Cité dont la vocation internationale doit continuer à se manifester, plus que jamais.

Rendre hommage à Ludwig Quidde, c’est très bien. Mais ce qui m’importe, c’est de maintenir vivant l’élan pacifiste de ce grand homme, c’est de porter à la connaissance des générations mon­tantes son travail et son engagement pour inaugurer, ensemble, de nouveaux chemins vers la paix. Il faut souligner ici, car c’est d’actualité, plus que jamais, dans la vie et dans l’œuvre de Quidde, on ne trouve trace d’une quelconque apologie de la vio­lence comme moyen de construire la paix.

Au contraire. Quidde descendrait sans doute dans la rue, au­jourd’hui, pour dénoncer, pacifiquement, ceux qui – en dépit des accords internationaux et des organisations internationales – imposent la guerre au nom d’une paix dont ils usurpent le sens.

D’ailleurs, en recevant le prix Nobel de la paix, en 1927, Quidde a fait un discours dans lequel il a mis en avant la nécessité de favoriser la coopération paisible entre les nations et la nécessité d’instaurer une Cour de justice internationale pour résoudre les désaccords qui pourraient surgir entre les nations.

Aujourd’hui cette Cour existe, les Nations unies aussi. En dépit de cela, il y a encore fort à faire pour promouvoir la paix dans le monde. Notamment, comme le préconisait Quidde, en dévelop­pant l’éducation à la paix.

Nous avons encore beaucoup à faire dans ce domaine. Et si nous voulons rendre vivant et porteur d’espoir le message de Ludwig Quidde, c’est dans cette direction que nous devons nous engager.

[74] Ancien maire, actuellement conseiller administratif de la Ville de Genève.


(C) Genève un lieu pour la paix & Nicolas Durand, 2000-2004